« L’au-delà est remplacé par l’en-deçà », prévenait le cardinal Montini en 1956. Le futur Paul VI était un homme de culture et un grand connaisseur de la culture moderne qu'il appréciait. Ce n'était pas un appel à des valeurs purement religieuses ou intemporelles, mais un appel à ne pas rester enfermé dans l'immédiat.
« L'attrait des choses naturelles est devenu suggestif ; la nature, la science, la technologie, l'économie et la jouissance engagent puissamment notre attention, notre travail, notre espérance. La fécondité que l'ingéniosité et la main de l'homme ont su tirer du sein de la terre nous a procuré des biens, des richesses, de la culture, des plaisirs, qui semblent satisfaire toutes nos aspirations, et qui semblent correspondre à nos facultés de recherche et de possession. Ici est la vie, dit notre conquête du monde environnant ; et ici nos désirs se dirigent, s'enchaînent et s'arrêtent ; ici notre espoir, ici notre amour s'arrêtent », continuait le cardinal Montini.
Notre progrès humain devrait plutôt nous stimuler à de nouveaux pas vers l'avenir, vers quelque chose de plus élevé, vers l'au-delà comme une réalité à venir, au lieu de nous arrêter distraitement sur le chemin de la vie, en nous accrochant aux évaluations et aux valeurs qui surgissent aujourd'hui et disparaîtront demain dans une culture devenue « liquide ».
L'Afghanistan est un avertissement. Il y a 15 ans les États-Unis avaient vaincu les talibans récemment rétablis au pouvoir en tant que vainqueurs. Aujourd'hui, ils sont les perdants et les talibans les nouveaux vainqueurs. Le Covid19 nous pose des questions qui provoquent des conflits lorsque la santé elle-même est en jeu. Mais, il ne s'agit pas seulement de guerres et d'épidémies.
Les grandes entreprises humaines, les acquis du progrès, même les droits humains et les valeurs se retrouvent dans un tourbillon de virages comme s’il s’agissait d’un championnat de football où, aujourd'hui c’est une équipe qui gagne et demain une autre. Ceux qui semblent aujourd'hui être les protagonistes d'un progrès humain précieux et qui se tiennent sur le piédestal de la gratitude, tombent peu après dans l'abîme, peut-être dans l'abomination. Les paramètres d'évaluation en usage, accrochés à l'en-deçà, empêchent de voir l’au-delà, au-delà de la fluctuation des mérites et des circonstances.
De la gloire à la poussière, on a dit de Cuomo, l’ancien gouverneur de l'État de New York, candidat in pectore à la présidence américaine pour ses succès dans la lutte contre le Covid jusqu'à ce que les mensonges de ses statistiques et ses relations ambiguës avec plusieurs collaboratrices viennent à la lumière.
Beaucoup ont eu un mauvais réveil en lisant que le très admiré Obama a suscité l’indignation à l’occasion de la fête de son 60 anniversaire, tandis que les médias que le soutiennent éclipsaient son bal sans masque sous une tente bondée.
Deux articles en français en disent long sur le prix le plus convoité et le plus célébré de ces dernières décennies et sont une invitation à reconsidérer l'appréciation et l'évaluation conçues avec les critères de l'en-deçà : Ces prix Nobel de la Paix qui déclenchent des guerres et De prix Nobel de la paix à chef de guerre.
« Il est toujours risqué de promouvoir quelqu'un - déclarait Asle Sveen, historienne du prix Nobel -. Nous sommes incapables de prédire ce qui peut arriver à l'avenir ». Doit-on donc attribuer ce prix uniquement à ceux qui sont au seuil de la mort ? Peut-être, ou peut-être l’attribuer par des critères de « l’au-delà ». Car, trop souvent, le Nobel de la paix a souffert des retombées malheureuses, tant dans les nominations que dans les assignations du prix.
Parmi les personnes proposées au Prix de la Paix on trouve, par exemple, Adolf Hitler et Staline. Staline l’a été en 1945 et 1948 pour ses efforts pour mettre fin à la Seconde Guerre mondiale. Hitler en 1939, proposé par un membre antifasciste du parlement suédois, E.G.C. Brandt, ne serait-ce que pour une satire incomprise.
Gandhi, symbole de la non-violence du XXe siècle, a été nommé à plusieurs reprises : en 1937, 1938, 1939, 1947 et en 1948 peu avant d'être assassiné, sans jamais l'obtenir.
Et les gagnants ? Ils n'ont pas toujours été les « pacifistes » correspondant à l'honneur reçu.
Le président américain Theodore Roosevelt a reçu le prix 1906 pour la négociation de la paix dans la guerre russo-japonaise et la résolution d'un différend avec le Mexique. Il a été néanmoins critiqué pour les interventions militaires aux Philippines jusqu'en 1902, puis au Panama en 1903, qui au moins ont eu lieu avant l'attribution du prix.
Henry Kissinger, secrétaire d'État sous la présidence Nixon, et Lê Ðức Thọ (de son vrai nom Phan Đình Khải), se sont partagé le prix Nobel en 1973 pour leur volonté de mettre fin à la guerre dans la péninsule asiatique. Lê Ðức refusa le prix car le conflit, malgré les accords de paix de 1973, se poursuivait en ne prenant fin qu'en 1975.
L’israélien Menachem Begin a reçu le prix avec Anwar el-Sadate en 1978 pour les accords de Camp David. Il poursuivra pourtant son combat, avec ses trois « non » : à toute dévolution des territoires aux Palestiniens, à un Etat palestinien et à toute négociation avec l'OLP (Organisation de libération de la Palestine). En 1982 il ordonnera même l'invasion du Liban.
Le polonais Lech Walesa a remporté le Nobel en 1983 pour sa campagne en faveur de la liberté d'organisation en Pologne, alors que Solidarnosc était encore loin du succès et qu’il était même accusé de jouer un double jeu pour avoir travaillé avec les services secrets communistes.
Le soviétique Mikhaïl Gorbatchev a reçu le prix Nobel en 1990 pour son rôle de pacificateur à la fin de la guerre froide. Puis, en 1991, il envoya des chars pour étouffer les aspirations séparatistes des pays baltes.
Le prix fut décerné à Aung San Suu Kyi en 1991 pour son « combat non violent pour la démocratie et les droits de l'homme ». En 2017, alors qu’elle est conseillère d'État et ministre des Affaires étrangères et du Cabinet du président du Myanmar, elle ne leva même pas son petit doigt pour défendre la minorité Rohingya.
Yassir Arafat, a obtenu le prix Nobel en 1994 pour les efforts de paix au Moyen-Orient, le partageant avec Rabin et Peres grâce aux accords d'Oslo. Peu de temps après aura lieu la violente deuxième Intifada contre Israël.
Barack Obama l'a emporté en 2009, peu après son entrée à la Maison Blanche pour le premier mandat, pour ses engagements à mettre un terme au cycle d'interventions militaires de ses prédécesseurs. Il n’avait encore aucun résultat de paix à son actif et, avant d’arriver à Oslo pour recevoir le prix, il avait même triplé le nombre de soldats en Afghanistan. L'armée américaine entrera ensuite en Libye et en Syrie.
L'Union européenne a obtenu ce Prix en 2012 au moment même où elle imposait à la Grèce, un de ses États membres, des conditions financières difficiles qui, selon certains économistes, auraient détruit de nombreuses vies.
Le président colombien Juan Manuel Santos a reçu le prix en 2016 pour ses efforts dans le processus de paix avec les FARC, un accord qui a ensuite a été refusé de manière sensationnelle par le référendum populaire.
Abiy Ahmed, Premier ministre éthiopien, a été honoré par l'Académie d'Oslo en décembre 2019 pour avoir mis fin au conflit sanglant avec l'Érythrée. Moins d'un an plus tard, il déclenche une « guerre à huis clos » contre la province rebelle du Tigré.
Même « les saints » lauréats de ce prix Nobel font parler. Mère Teresa, lauréate du prix 1979, est accusée en 1994 par le journal médical britannique The Lancet pour avoir exclu les diagnostiques et les analgésiques forts du traitement des patients mourants dans son hospice à Calcutta.
Le risque de déception augmente quand on choisit les lauréats pour l'espoir qu'ils représentent ou pour une action récente, plutôt que pour l'ensemble de leur carrière, ajoute l'historienne du prix Nobel de la paix Asle Sveen. Les critères de l'en-deçà dans la culture liquide ne garantissent donc même pas le sérieux au prix Nobel de la Paix.
Comment peuvent-ils assurer la justice et le sérieux dans d'autres domaines plus décisifs pour l’humanité ? A quand, alors, la volonté et la décision de changer de cap ?
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