La Suisse importe 70% de l'or mondial. Comme les Etats-Unis, elle achète la plupart de ses lingots et bijoux en Amérique du Sud, où cependant l'exportation du prince des métaux emprunte la voie du trafic illégal avec un pourcentage impressionnant : 91% au Venezuela, 80% en Colombie, 77% en Equateur et 30% en Bolivie et au Pérou. Dans ces deux derniers États, l'exportation d'or contribue beaucoup plus à l'économie nationale que le trafic de drogue et présente les mêmes caractéristiques mafieuses. Comment est-il possible que des États que le monde entier reconnaît comme démocratiques, essentiellement parce qu'ils organisent des élections, vivent - quelle que soit la couleur de leur gouvernement - essentiellement de ce type d'économies ?
En Amérique latine, un capitalisme criminel ou mafieux se développe de manière exponentielle, dont les pratiques dissolvent les différences entre formalité, informalité et criminalité, comme l'affirme le chercheur péruvien Francisco Durand et comme l'a précédemment analysé l'Argentin Marcelo Colussi.
De plus en plus de données et d'études sont disponibles pour démontrer les modes de fonctionnement de ce capitalisme prédateur et criminel, qui est clairement la forme prise par le système dans cette période. La revue Quehacer, numéro 10, du centre Desco à Lima, souligne dans son édition de juillet que l'exploitation illégale de l'or a exporté pas moins de 3,9 milliards de dollars en 2020, dépassant ainsi le trafic de drogue.
Dans le même temps, le sénateur bolivien Rodrigo Paz rappelle que son pays est assiégé par les mafias de l'or, de la contrebande et du trafic de drogue, qui totalisent la somme faramineuse de 7,5 milliards de dollars. Le trafic de drogue rapporte 2,5 milliards de dollars par an, la contrebande 2 milliards et l'or 3 milliards. Le gouvernement, incapable d'accéder à des prêts extérieurs, ferme les yeux sur ces ressources parce qu'elles font tourner l'économie nationale, a-t-il écrit en tweet.
Pour se rendre compte de l'importance de ces chiffres, il faut comparer les 7,5 milliards de dollars d'économies illégales aux 9 milliards de dollars d'exportations totales du pays. Un ratio incroyable qui révèle l'importance des économies mafieuses. L'or illégal a supplanté le trafic de drogue dans les deux pays, même si le Pérou est le deuxième producteur mondial de coca et de cocaïne.
Mais ce qui est plus significatif, c'est la manière dont le circuit de l'or illégal fonctionne jusqu'à ce qu'il devienne de l'or légal. Rien qu'au Pérou, 250 000 mineurs informels ou artisanaux vivent dans des conditions épouvantables, sont extorqués et abusés par des intermédiaires, jusqu'à ce que l’or atteigne les collecteurs. Les mineurs légaux et illégaux sont impliqués dans le processus d'extraction et de commercialisation, et la frontière entre les deux est ténue, car il arrive souvent que le même collecteur achète sur les deux marchés.
Les usines de traitement ont souvent une double comptabilité, afin d'avoir accès au minerai légal et illégal. L'or transformé en lingots ou en bijoux est acheminé vers les deux principales destinations finales : la Suisse et les États-Unis. La Suisse importe 70 % de l'or mondial. La Bolivie et le Pérou produisent près de 30 % de l'or illégalement, une part qui atteint 77 % en Équateur, 80 % en Colombie et 91 % au Venezuela, selon le livre La minería no formal en el Perú (L'exploitation minière non formelle au Pérou).
Le livre reproduit un extrait des travaux du criminologue suisse Mark Pieth, qui décrit la réalité de La Rinconada, à Puno, à plus de 5 000 mètres d'altitude et à des températures de moins 22 degrés Celsius, où 60 000 chercheurs d'or s'entassent dans un village qui, il y a 25 ans, n'abritait que 25 familles.
Une odeur insupportable d'urine et d'excréments humains envahit le village, et les conditions de vie et de travail sont épouvantables. Il oppose cette réalité au glamour de l'or en Suisse, où la société horlogère Swatch « dépense 50 millions de francs suisses par an rien que pour présenter ses nouvelles montres en or, et où de magnifiques modèles présentent des bijoux pour le plaisir de ceux qui peuvent se les offrir ».
Le capitalisme mafieux cause d'énormes dégâts environnementaux et sociaux, tels que la pollution et la déforestation, les homicides et les disparitions, les viols et les féminicides, perpétrés par les mafias. L'une de ses conséquences est la traite des êtres humains à des fins diverses : exploitation sexuelle et du travail, vente d'enfants et trafic d'organes. Dans le capitalisme mafieux, les personnes sont des marchandises comme les autres, qui peuvent être mises en pièces en toute impunité, avec la complicité de l'État.
Pour conclure, il convient de répondre à une question qui permet de compléter le tableau et que les chercheurs ne se posent généralement pas : quel est l'État qui correspond à ce capitalisme mafieux, qui détruit tout pour accumuler toujours plus de capital ?
C'est un État de guerre, de dépossession contre ceux qui sont au bas de l'échelle. Mais il a une particularité qui le distingue des dictatures qui ont ravagé la région : il se pare de couleurs démocratiques, il convoque des élections, même s'il y a de moins en moins de libertés, puisque les monopoles bloquent la liberté d'information et d'expression. Bref, un État criminel-électoral.
Ceux qui prétendent gouverner doivent savoir qu'ils administreront un capitalisme criminel et prédateur impossible à réguler. C'est pourquoi les gouvernements progressistes continuent avec l'extractivisme et les grands projets d'infrastructure, et détournent le regard lorsque des leaders sociaux sont assassinés.
Détourner le regard est une forme de laisser-faire, comme le fait la Suisse en important de l'or baigné de sang et de mort. A la question de savoir pourquoi la Suisse continue d'importer un tel or, Mark Pieth conclut : « Ils veulent faire du commerce, ils font une île de pirates ».
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