La réapparition de la guerre en Europe et l'invasion russe ont épaissi le nuage qui recouvre le sens de plusieurs voix du vocabulaire contemporain : paix, résistance, et le mot le plus imprononçable de tous : se rendre. Se rendre à l'invasion russe signifie condamner le peuple ukrainien au massacre ? La seule option serait donc d'accepter et de gagner la guerre ? L’article en italien emploie le mot « La Resa » qui implique capitulation, reddition et soumission qui dans le texte semblent synonyme. Ce qui laisse perplexe. Tout comme la comparaison avec le rugby. Tout n'est pas l'équivalent de tout et l'adversaire sportif n'est pas l'équivalent de l'ennemi. La description de la résistance passive et non violente est naïve. Ce qui a marché chez Mandela (avec le temps...) n'a pas marché pour Aung San Suu Kyi (ni au Tibet, ni pour les Ouïghours, etc.). D'ailleurs Bonhoeffer lui-même a participé à l'attentat raté contre Hitler d'où son arrestation et son exécution. Il ne s’agit pas d’être ‘pro guerre’ mais devant une idéologie totalitaire qui diabolise (nazifie) l'adversaire pour mieux le détruire, que faire ?
Alors tu veux te rendre ! Le simple son du mot « se rendre » coupe le souffle. Si la « guerre » n'a jamais été taboue, l'acte de se rendre, l'est depuis des temps immémoriaux et dans tous les coins du monde. Mais sommes-nous sûrs que « se rendre » signifie nécessairement la fin de la lutte et du conflit ? Tout le monde aspire à la paix, mais seuls des fous ou des prédicateurs infâmes pourraient penser à la reddition comme l'un des moyens possibles dans cette direction.
Dietrich Bonhoeffer, l'un des plus grands théologiens du 20e siècle et une figure lumineuse de l'opposition et de la lutte allemande contre le nazisme, affirme que ce n'est pas du tout le cas, au contraire. Dans le célèbre recueil de ses derniers écrits, « Résistance et soumission », déclare dans un passage clé : « J'ai souvent réfléchi à la question de savoir où se trouve la limite entre la nécessaire résistance au ‘destin’ et la tout aussi nécessaire soumission ».
Bonhoeffer, en essayant d'expliciter cette affirmation, fait directement référence au chef-d'œuvre de Cervantès et à la célèbre nouvelle de Kleist, Michael Kohl Haas. Il définit Don Quichotte comme « le symbole de la poursuite de la résistance jusqu'à l'absurde, voire jusqu'à la folie » et Sancho Panza comme « le représentant de l'adaptation aux circonstances, sans se faire des problèmes, avec astuce ». Il croit que les deux, résistance et soumission, doivent être présents dans une « attitude mobile et vivante » afin de « s'opposer » de manière forte et significative aux « situations du présent et les rendre fructueuses ».
Bonhoeffer écrit ces mots dans la prison de la Gestapo - c'est la situation de son état présent - peu avant d'être assassiné, par exécution capitale, dans le camp de concentration de Flossenbürg, à l'aube du 9 avril 1945, quelques semaines avant la chute définitive du régime nazi.
Je crois que beaucoup de propositions et de réflexions suite à l'invasion infâme et inacceptable de l'Ukraine par la Russie proviennent des significations souvent nébuleuses, confuses ou mal dissimulées, attribuées aux mots Paix, Résistance et, précisément, Se rendre.
Il y a la paix du « pacifiste », une mystification profonde, qui bénéficie d'un consensus discret. C'est cette condition qui vous permet d'entretenir pendant des décennies des relations commerciales fructueuses, des relations de bon voisinage, des « relations pacifiques », avec n'importe qui, même avec ceux qui - malgré des preuves indiscutables - ne tiennent pas ou peu compte, dans leurs pays respectifs, du respect des droits de l'homme, des conditions minimales acceptables de liberté, de justice, de démocratie. Il est donc possible d'être, pacifiquement, sans sourciller, de bons amis de nations allant du quart nord-africain à l'Asie, en passant par les pays arabes et la Chine, qui figurent, pour diverses raisons, sur les listes établies par l'ONU et les agences internationales pour des violations, parfois très graves et répétées, de ces indicateurs et principes. Ces artisans de paix sont les mêmes qui, du côté obscur de leur abîme, n'hésitent pas à nourrir, soutenir et poursuivre, « jusqu'à la victoire », comme dans le cas ukrainien, la riposte armée contre la Russie, leur vieil ami et partenaire en affaires et en commerce, jusqu'au 24 février 2022. Cette paix est un blasphème hideux. Elle élève l'hypocrisie la plus nauséabonde au rang de critère général de tout choix politique. Le sang et la douleur d'autrui, même lorsqu'il s'agit de milliers, de millions de personnes, est une variable dépendante des affaires, des profits et du positionnement géopolitique, des privilèges.
Le conflit est l'une des conditions des relations sociales, qui est également vécue avec une grande fréquence dans les relations personnelles. C'est une de ces situations que nous pouvons « rendre fécondes », selon la vision clairvoyante de Bonhoeffer, précisément avec cette attitude mobile et vivante à laquelle il faisait référence dans ses derniers mots. Il existe, en effet, des moyens, de nombreux moyens, d'agir et de gérer les conflits de manière non destructive, des personnes principalement.
On peut se passer du recours à la violence dans les conflits. A la fois physique et morale. Dans ce fameux « aime ton ennemi », l'ennemi ne cesse pas d'en être un. Il est là, devant vous, en opposition ! La phrase souvent citée « Je suis venu apporter non pas la paix mais l’épée » exprime exactement l'essence de ce conflit, le choix - net, précis, comme le tranchant d'une épée - que nous sommes appelés à faire dans d'innombrables situations, souvent difficiles et délicates. Ces deux passages bibliques ne sont pas en opposition, mais sont liés ensemble, étroitement. Car à ce moment-là, le conflit ne se jouera pas dans le langage du discrédit, de l'insulte, de l'infamie. Mon action ne sera pas une tentative de domination, d'assujettissement, de coercition, de blessure ou d'anéantissement. Qu'est-ce que la guerre - toute guerre, même celle des candides et belles intentions défensives - sinon la somme de cette suite d'ignominies portées à la nième puissance ?
Le fait qu'il y ait un agresseur et un agressé ne fait pas des premiers les méchants et des seconds les bons si ces derniers acceptent également d'utiliser les mêmes instruments de guerre violents, dévastateurs et destructeurs. Cela a été certifié par des volumes de recherche historique et par les données collectées par l’ONU tout au long du siècle dernier et jusqu'à aujourd'hui : pour chaque guerre - sans exclusion ! -, dans toutes les guerres qui se sont déroulées de 1940 à nos jours, les victimes civiles, les innocents, ont toujours représenté entre 80 et 90 % du nombre total de victimes sous les coups des deux camps. Des massacres d'hommes et de femmes sans défense, voilà ce que sont les guerres.
Mais alors comment se défendre contre les régimes dictatoriaux, contre les agressions armées et militaires ? La très longue et multiforme histoire des luttes non-violentes est une histoire de résistance. Une résistance qu'une longue et minutieuse élaboration historiographique a racontée avec une grande précision, dans ses difficultés incontestables et récurrentes mais surtout dans ses nombreux et incontestables succès. Parler de résistance, au XXIe siècle, sans placer parmi les premières et les plus fructueuses options de gestion des conflits, notamment les plus terribles et les plus sanglants, le choix de la non-violence, en choisissant à sa place et sans attendre, l'option armée et militaire de la guerre, est un signe d'asservissement et d'assujettissement à la pensée violente et brutale du patriarcat le plus trivial, une volonté de rester accroché à la nuit des temps de la destruction et de l'anéantissement de l'adversaire, sans aucun scrupule à tuer sans aucun discernement des hommes, des femmes et des enfants.
Dans des dizaines de pays, de la chute des dictatures sud-américaines à l'effondrement du bloc soviétique, le succès de la lutte contre les régimes sanglants et militaires a été essentiellement non-violent. L'effondrement du régime sud-africain, pour ne prendre qu'un exemple, après plus de 40 ans d'apartheid, est intervenu après l'abandon de la lutte armée et le choix de la résistance non violente par les opposants au régime raciste. Elle n'est intervenue qu'après un long procès international qui a finalement isolé les dirigeants ségrégationnistes au profit du camp de Nelson Mandela. Pourtant, cette longue et importante histoire semble encore insuffisante pour convaincre de l'urgence d'abandonner définitivement l'option de la guerre. Le spectre aujourd'hui est la capitulation, la reddition.
Cette attitude mobile et vivante entre résistance et capitulation à laquelle Bonhoeffer nous invitait depuis les prisons nazies, avec une vision très lucide et prophétique, est encore aujourd'hui écrasée par la misérable acceptation de la mentalité ancestrale - d'où découle tout crime - de l'œil pour œil, dent pour dent, par lequel le mâle adulte lave chaque outrage, dans le sang. « On ne peut pas céder à la brutale invasion russe. Elle condamnerait la population ukrainienne au massacre », telle est l'hypothèse qui obligerait Kiev à accepter le terrain de la guerre.
Céder. Céder signifie s'abaisser, se retirer, cela peut indiquer le signe d'une fracture, d'une rupture mais cela signifie aussi donner, accepter, réussir. Céder signifie aussi passer et là je pense immédiatement à un jeu aux multiples valeurs symboliques, le rugby.
Comme tout le monde le sait, c'est un jeu exigeant, rude, avec de forts contacts physiques. Au rugby, il faut marquer un essai, faire passer le ballon au-dessus de la ligne de but de l'autre équipe et arrêter l'adversaire, avec le plaquage, pour l'empêcher de faire de même à son tour. Le plaquage a des règles, mais en gros, il faut attraper l'adversaire, le bloquer, le faire tomber, le faire « céder » en essayant de s'emparer du ballon. C'est un jeu où le sens de l'équipe est très fort. Mais on ne devient fort qu'en apprenant l'art de céder, c'est-à-dire à la fois accepter de tomber, d'être arrêté, bloqué, momentanément vaincu pour pouvoir disposer de son corps, de sa volonté, et en même temps apprendre même l’art de céder, mais dans l'autre sens, c'est-à-dire passer le ballon au coéquipier libre, celui qui est derrière vous, mais qui avance avec vous, prêt, à son tour, à vous donner son « soutien », à se libérer, à céder à son tour jusqu'à ce qu'un seul joueur - mais ce sera le point où le dessein de tout le groupe sera pleinement configuré - atteigne le but. Nelson Mandela a dû ressentir une grande signification dans ce jeu pour lui attribuer une aussi grande importance, tant symbolique que matérielle, dans la reconstruction d'une Afrique du Sud libre.
Céder est aussi une capitulation. La plupart du temps, il s'agit d'un acte noble, d'un geste de courage, surtout lorsqu'il s'agit de sauver des vies humaines, dont la perte - celle-là - pourrait constituer un vulnus grave et insurmontable. Dans la capitulation, on ne trouve presque jamais d’infatuation, de lâcheté, de déloyauté. Celles-ci se manifestent, souvent à l'insu de beaucoup, dans le complot caché, dans le marchandage. La capitulation, précisément en gardant précieusement les réflexions de Bonhoeffer, ne coïncide nullement avec la fin de la lutte. Au contraire, dans de nombreuses situations, elle représente son début le plus incisif et le plus durable. Chaque conflit a ses moments de reddition, de soumission. Ce sont des passages dans la lutte, notamment dans la lutte non-violente.
Il arrive alors - l'histoire est pleine de ces moments - qu'il ne soit pas possible de clore ou de régler un conflit sans « intercession ». Ce qui signifie exactement être au milieu, s'interposer entre deux parties, en acceptant les risques et les responsabilités. Il n'y a absolument rien de honteux dans le fait de céder. C'est l'hypocrisie, l'ambiguïté et la lâcheté qui le sont.
La force civique, l'opposition de masse, la conviction que sans consensus aucune dictature, aucune occupation militaire ne peut durer indéfiniment ont été le véritable moteur du changement, de la libération, choisi par Mandela ou Aung San Suu Kyi, pour citer les plus proches de nous dans le temps. Une résistance faite de boycotts, de sabotages, de non-coopération aurait, même et surtout en Ukraine, d'énormes chances de succès pour faire reculer l'envahisseur russe à ses frontières et restaurer l'intégrité territoriale et la liberté de son peuple.
Dans les premiers jours qui ont suivi l'invasion, nous avons assisté à plusieurs manifestations spontanées et puissantes de citoyens ukrainiens qui allaient précisément dans ce sens. Malheureusement, le gouvernement ukrainien a jusqu'à présent choisi la voie, pourtant compréhensible et légitime, de la défense armée par une contre-offensive militaire. Pourtant, il appartiendrait à un forum international responsable et clairvoyant de souligner les graves conséquences de ce choix, et non de le soutenir et de l'entretenir, en se plaçant sans tarder du côté de l'agressé en exerçant toutes les innombrables pressions internationales, de plus en plus importantes dans un monde interconnecté, même au risque d'un prix très élevé. Le chemin de la conquête de la liberté, du plein exercice des droits de l'homme, de la justice sociale et civile et de la démocratie sans un partage le plus large possible, est une racine coupée, destinée à s'étioler, à disparaître.
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