Dans les religions, il a toujours été un symbole de solidarité. Le manger ensemble, c'est partager. Ne pas en avoir, c'est souvent aussi être dénié du droit à un nom et à une parole : preuve d'un vide humain et spirituel.
Un drame chrétien est un pain sans solidarité. Prenons le thème de la table commune qui touche les premiers siècles du christianisme. La table réunit, dans le souvenir du repas, mais aussi dans l'agapè partagée, des personnes qui se disent chrétiennes, issues de différents milieux sociaux et religieux. Juifs et non-Juifs, personnes de différents horizons : les différences, cependant, deviennent évidentes à la table commune, non seulement à cause des interdits alimentaires, mais aussi à cause des coutumes des différentes classes sociales et de la qualité de la nourriture.
À Corinthe, la table commune pose de sérieux problèmes : les gens ont du mal à manger ensemble. Manger ensemble, c'est se reconnaître comme appartenant à un même monde et comme étant solidaire d'une même famille. Dans les décennies qui ont suivi Vatican II, un verset de la Didaché, texte datant de la fin du Ier siècle et du début du IIe siècle, perdu et redécouvert à la fin du XIXe siècle, a été remis à l'honneur : « Si nous partageons le pain du ciel, comment ne partagerions-nous pas celui de la terre ? »
Le pain souligne les distances et les divisions, tout comme le désir de fraternité. Partager le pain de la terre n'est pas facile et spontané, comme on le voit même dans des communautés anciennes enthousiastes comme les Corinthiens. Paul écrit, en les mettant en garde : « Car chacun, lorsqu'il prend part au repas, prend d'abord son propre repas, de sorte que l'un a faim et l'autre est ivre. N'avez-vous pas à manger et à boire dans vos propres maisons ? » (1 Cor 11, 21-22). Il y a ceux qui consomment leur nourriture sans la partager avec les autres, note l'exégète Richard Hays. Pour Paul, il s'agit d'une humiliation des frères et sœurs pauvres et d'un outrage à l'unité de l'Église.
La table, lieu d'intimité, de goûts et d'habitudes collectifs, met en évidence l’esprit de classe des différents groupes sociaux. Paul lutte pour que la communauté à table exprime l'égalité et la fraternité des chrétiens. La table est un test de fraternité.
Pline le Jeune, mort vers 114, illustre l’esprit de classe à table en parlant d'un hôte raffiné qu’il exalte : « Pour lui et quelques-uns, il disposait des mets exquis, pour tous les autres des mets de peu de valeur et bon marché. Même le vin en petites bouteilles, il l'avait divisé en trois catégories... une pour lui et nous, une autre pour des amis moins importants (parce qu'il gradue les amitiés), la dernière pour ses affranchis et les nôtres ».
Les religions, dans leur histoire, avec toute la diversité des époques et des situations, ont donné du pain aux affamés ou ont poussé leurs fidèles à en donner. Mais elles se sont heurtées à la distance, au sentiment de supériorité, au mépris, alors que - comme le dit Grégoire - il ne suffit pas de donner du pain, mais il faut donner la parole, qui seule construit la fraternité. Aussi parce que le pauvre s’il a, il l’a pour tous, pour tous les peuples et avec le pain nous partagerons ce qui a la forme et le goût du pain : la terre, la beauté, l'amour, tout cela a le goût du pain. Du pain non pas pour un, mais pour chaque homme, pour tous. Le goût du pain est celui d'une terre partagée avec amour et beauté. On dirait presque que le pain se transcende lui-même.
D'autre part, le pain est aussi synonyme d'intimité familiale. Edith Bruck, jeune fille juive, hongroise et paysanne, arrachée à son pauvre foyer, alors que les gendarmes hongrois se moquent de son père qui porte des médailles de guerre sur la poitrine, et s'apprêtent à emmener les Juifs au ghetto puis à l'extermination... elle entend sa mère qui, à l'instant de la déportation, crie : « Du pain, du pain ! ». Le souvenir de sa mère et de la vie familiale dans le village hongrois, discriminé parmi les pauvres, devient Le pain perdu, un roman-mémoire.
Le goût du pain est aussi celui de l'intimité, mais en même temps le pain appelle à être partagé au-delà, dans la solidarité. C'est le drame qui a divisé le christianisme. Qui a saisi, dans certains moments et personnages, la valeur de solidarité qui émane du pain. Mais qui a aussi vécu le divorce entre le pain et la parole et généré une aumône unilatérale, non solidaire, incapable de saisir le désir de rédemption du monde pauvre.
Le christianisme oriental, moins organisé que les catholiques en œuvres caritatives, a saisi le drame. Olivier Clément, occidental mais orthodoxe, parle d'un divorce entre les aspirations à la rédemption du monde des pauvres et l'Église : un divorce à l'origine du conflit entre le mouvement socialiste et communiste, qui proposait une rédemption sociale, et l'Église elle-même.
Le philosophe russe Berdjaev, qui a vécu la révolution bolchevique, critique le prométhéisme marxiste, mais aussi l'individualisme qui sépare foi et justice sociale. Il aborde le sujet du pain et de la solidarité avec une profondeur extraordinaire : « La question du pain pour moi est une question matérielle ; mais la question du pain pour mon voisin, pour les gens du monde entier, est une question spirituelle et religieuse. La société doit être organisée de telle sorte qu'il y ait du pain pour tous ; ce n'est qu'alors que la question spirituelle se posera à l'homme dans toute son essence profonde ».
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