Les normes sont réelles, mais la marge d'interprétation est énorme. S'il est une phrase qui définit (soi-disant) ce qu'est la politique étrangère des États-Unis aujourd'hui, c'est bien the need to uphold a rules-based order « la nécessité de maintenir un ordre fondé sur des règles ». S'agit-il du nouvel ordre mondial ?
Le désir de renforcer l'ordre actuel est l'une des principales raisons pour lesquelles l'administration Biden s'est efforcée de réunir un ensemble de nations partageant les mêmes idées, dans le cadre de la deuxième édition de son « Sommet de la démocratie ». On peut comprendre pourquoi : dire que les États-Unis essaient simplement de faire respecter les règles est plus poli que de dire que leur objectif est de préserver leur primauté à perpétuité, d'affaiblir la Chine de façon permanente, de renverser les gouvernements qu'ils n'aiment pas ou d'affaiblir leurs autres adversaires.
Bien entendu, lorsque les responsables américains parlent d'un « ordre fondé sur des règles », ils font référence à l'ordre actuel, dont les règles ont pour la plupart été élaborées aux États-Unis et pour les Etats-Unis. Ce n'est pas l'existence de règles en soi qu'ils défendent ; tout ordre impliquant des États modernes doit nécessairement être fondé sur des règles, car les interactions complexes d'un monde globalisé ne peuvent être gérées sans normes et procédures convenues. Ces normes vont des principes fondamentaux (par exemple, l'idée de l'égalité souveraine) aux pratiques quotidiennes banales (par exemple, l'utilisation de l'anglais comme langue standard pour le contrôle du trafic aérien international).
Cela soulève la question suivante : quels sont les éléments de l'ordre actuel qui sont les plus importants ? Quels sont les éléments de l'ordre actuel que les États-Unis sont le plus désireux de défendre ? Quelles sont les normes les plus importantes ?
Pour de nombreux Occidentaux, l'élément essentiel de l'ordre mondial actuel est la norme contre la conquête territoriale. Comme l'a déclaré le secrétaire d'État américain Antony Blinken l'été dernier, l'invasion de l'Ukraine par la Russie a remis en question « les principes fondamentaux de la paix et de la sécurité [...] selon lesquels un pays ne peut pas simplement modifier les frontières d'un autre pays par la force ou soumettre une nation souveraine à sa volonté ou lui dicter ses choix ou ses politiques ».
Blinken n'a pas inventé tout cela. Le chapitre 1er de la charte des Nations Unies stipule que « tous les membres s'abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l'emploi de la force contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de tout État ». La charte engage en outre les États à résoudre leurs différends par des moyens pacifiques. En plus, la quatrième convention de Genève interdit aux États d'expulser les populations des territoires occupés pendant une guerre ou de transférer leurs propres citoyens dans ces territoires, érigeant ainsi un obstacle normatif supplémentaire à l'acquisition de territoires par la force. Il n'est pas surprenant que le désir de faire respecter cette norme soit devenu une justification fréquente du soutien extérieur à l'Ukraine, en particulier après l'annexion par la Russie de quatre oblasts ukrainiens (une revendication rejetée par la majeure partie de la communauté internationale) et le transfert forcé de personnes de l'Ukraine vers la Russie au cours de la guerre.
En soi, la norme contre la conquête n'a pas convaincu les États d'entrer en guerre ni même d'essayer de gagner des territoires, et il n'y a pas beaucoup d'exemples dans l'histoire où un gouvernement a envisagé une guerre de conquête et s'est ensuite abstenu parce que ses dirigeants ont reconnu qu'il y avait une norme qui disait que c'était mal. La plupart du temps, les États se sont abstenus de mener des actions de conquête à grande échelle non pas en raison d'une norme, mais parce que le nationalisme et l'abondance d'armes légères rendent généralement la gestion d'une population étrangère coûteuse et difficile.
La norme contre la conquête peut toutefois jouer un rôle si une agression à grande échelle augmente la probabilité que des tiers viennent en aide à l'État attaqué, comme l'a fait une coalition importante lorsque l'Irak s'est emparé du Koweït en 1990 et comme l'a fait l'OTAN depuis que la Russie a envahi l'Ukraine en février 2022.
Mais même dans ce cas, la situation est délicate : les États se sont-ils ralliés à la victime parce qu'ils défendaient une norme, ou parce qu'ils voulaient empêcher un changement défavorable dans l'équilibre des forces ou atteindre un autre objectif stratégique ? Peut-être les deux ?
Comme pour la plupart des normes, ce qui se passe en réalité, c'est que les États trouvent des moyens de les contourner. Les États-Unis sont parfaitement disposés à violer l'intégrité territoriale d'autres pays, par exemple, mais ils ne les divisent pas en morceaux et ne les annexent pas une fois que l'armée ennemie s'est rendue. Au lieu de cela, ils mettent en place un nouveau gouvernement qui est formellement indépendant mais qui est censé suivre les directives américaines (c'est du moins ce qu'espèrent les États-Unis). Cette manœuvre permet à Washington de prétendre qu'il n'a conquis personne ; il ne fait que remplacer quelques dirigeants malveillants par d'autres plus dociles et bienveillants.
L'idée selon laquelle les États sont conçus autour de la norme contre la conquête est étayée par les recherches récentes de Dan Altman. Ce dernier a montré que la norme contre la conquête n'a pas entraîné un déclin significatif des tentatives de changement territorial ; elle a simplement modifié la manière dont les États s'y prennent et l'ampleur de leurs tentatives. Selon lui, « la métamorphose de la conquête est un symptôme de la détérioration de la guerre, et non sa cause ».
Les tentatives de conquête et d'assujettissement de pays entiers ont diminué depuis 1945 (la prise du Tibet par la Chine en 1950 étant une exception précoce et évidente), et ce pour deux raisons principales. Premièrement, comme nous l'avons vu plus haut, la conquête d'un pays entier oblige le vainqueur à gouverner une population rétive et rancunière, et les coûts d'une telle entreprise dépassent généralement les avantages qu'elle procure. Deuxièmement, ces tentatives amènent souvent les tiers à s'inquiéter des ambitions à long terme de l'agresseur, ce qui les encourage à unir leurs forces pour aider la victime et/ou contenir l'agresseur à l'avenir.
Selon Altman, au lieu d'essayer d'absorber un pays entier, les États sont plus susceptibles de s'engager dans des faits accomplis ou des prises de possession limitées, idéalement dans des zones peu peuplées et peu défendues, dans l'espoir que ces gains modestes ne provoqueront pas une réaction internationale de grande ampleur.
Des exemples évidents sont le conflit de Kargil en 1999 entre l'Inde et le Pakistan, les affrontements frontaliers récurrents entre l'Inde et la Chine, la saisie des Malouines par l'Argentine en 1982, les efforts de « construction d'îles » de la Chine dans la mer de Chine méridionale et la conquête de la Crimée par la Russie en 2014. Les États qui s'emparent de territoires de manière limitée peuvent toujours faire des erreurs de calcul, comme la junte argentine en 1982, mais ces exemples et d'autres montrent que les tentatives de conquête de territoires par la force n'ont pas disparu. Et dans certains cas, comme l'annexion par Israël du plateau du Golan et ses efforts continus pour coloniser la Cisjordanie, la communauté internationale n'a pas fait grand-chose pour les arrêter ou les inverser.
Photo. Le secrétaire d'État Antony Blinken aide le président Joe Biden à allumer son micro avant une réunion sur la chaîne d'approvisionnement mondiale, lors du sommet du G20 au Roma Convention Center La Nuvola, le 31 octobre 2021, à Rome.
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