Je suis colombienne et, comme beaucoup de mes compatriotes, je vivais immergée dans mes affaires sans réellement comprendre ce qui se passait. La radio et la télévision nationale faussent l'information de façon presque impudique pour nous tenir à l’écart de la réalité.
Pour m’être impliquée dans le travail de justice et paix des Missionnaires Comboniens, j'ai commencé à me référer au terme accaparement des terres (AT) et, par les textes publiés dans notre blog, j'ai connu l’existence de cette triste réalité dans différentes parties du monde : Afrique, Asie, même Europe, et dans la même proportion Amérique latine.
L'année dernière, dans le cadre d'une assemblée des Missionnaires Comboniens, j'ai été invitée à une conférence donnée par un fonctionnaire du CODHES (Conseil des droits de l'homme et du déplacement) sur la situation des droits humains en Colombie. Cette conférence m'a appris les vraies causes et conséquences de grands événements médiatiques tels que les massacres et les déplacements forcés de la population ; faits qui montrent comment l'AT en Colombie est un phénomène qui existe depuis des années et qui a, dernièrement, augmenté de façon alarmante.
Les problèmes auxquels sont confrontés les paysans colombiens ouvrent davantage la voie aux accaparements de terres qui se produisent dans différentes parties du pays. C'est dans ce contexte que va se situer la grève agricole.
A cause de la désinformation à laquelle nous sommes soumis, les raisons de cette grève se présentent comme ambiguës pour l’opinion publique colombienne. Pour beaucoup, cette question ne nous concerne pas directement et même si nous expérimentons l’augmentation des prix des aliments ou la rareté de certains produits, nous n'arrivons pas à associer ces événements à la grève des agriculteurs. Aussi, ne nous inquiétons pas, car il n'y a rien qui ne puisse être résolu en mettant un peu plus d'argent pour les achats ou en remplaçant certains produits par d’autres.
Située dans une perspective plus large, au contraire, la grève agricole rend visibles des problèmes qui affectent notre présent et préfigure un avenir noir pour tous les Colombiens.
Sur la page Facebook du Comité Por La Dignidad Papera y La Soberanía Alimentaria, on peut avoir connaissance de « certaines » des causes de ces problèmes.
D'abord viennent les relations commerciales que la Colombie, à partir des années 90 avec l'ouverture économique, a tissées avec certains pays et notamment avec les Etats-Unis. Depuis lors, la Colombie a établi des accords commerciaux qui l’obligent à ouvrir ses frontières même aux produits qui sont encore traditionnellement cultivés dans le pays, tels que le riz et le sucre. Beaucoup de gens préfèrent ces produits importés soit à cause de leur coût soit parce que les commerçants n’indiquent pas ouvertement s'ils sont d'origine nationale ou étrangère. Certains les mélangent même volontairement, comme c’est le cas du riz. Cela place en situation de désavantage concurrentiel les agriculteurs qui ont beaucoup investi pour obtenir leurs récoltes et qui se trouvent à vendre leurs produits à des prix beaucoup plus bas, avec comme résultat une perte économique qui les conduit à la faillite.
Certains experts n’hésitent pas à dire qu'avec l'Accord de Libre Echange (ALE) que la Colombie a signé avec différents pays, a commencé la pire des époques pour les agriculteurs et la Colombie. Ainsi l’exprime un des sénateurs de la République, en affirmant qu' « il est préférable d'être une vache dans l'Union Européenne (UE) qu’un paysan en Colombie , parce qu’une vache obtient plus d'argent de l'Etat dans l'UE qu'un paysan en Colombie » ; dans l'Union Européenne, en fait, les subventions agricoles sont bien au-dessus de celles que le gouvernement colombien accorde au même secteur.
Un autre grave problème est la faiblesse des politiques contre la contrebande de toutes sortes de produits, y compris la nourriture, qui entrent en Colombie par ses vastes frontières. La baisse des prix et l'absence d’indication sur leur origine font que les consommateurs préfèrent ces produits.
Associée à l’ALE il y a une autre question tout aussi troublante. Le gouvernement, par l'ICA –Institut colombien agricole-, a approuvé la loi 9.70 qui régit l'utilisation de semences et qui oblige les agriculteurs à acheter des semences « certifiées ». Bien que son application ait été suspendue, cette loi est une menace latente. En effet, les agriculteurs seraient obligés d'acheter en outre des semences, les engrais et d’autres produits pour l’agriculture de mêmes marques que les semences, sous prétexte que c'est seulement ainsi qu’une bonne récolte serait garantie. Sur Internet, on peut trouver un documentaire complet sur cette loi et ses effets néfastes (espagnol et anglais).
C’est contre tout cela que les paysans doivent se battre jour après jour, sans compter les coûts élevés des produits agricoles, les problèmes phytosanitaires, les sécheresses, les inondations -qui peut oublier le drame des inondations des années précédentes ? -. Le président de la Banque agraire lui même l’a confirmé dans un journal télévisé, en affirmant que les agriculteurs doivent beaucoup d'argent à cette institution parce qu'ils ne parviennent pas à équilibrer les coûts par les ventes et à garder un profit équitable.
Les agriculteurs, par le biais de leurs organisations, ont exprimé au gouvernement national leurs problèmes et leurs principales revendications, qui sont :
La mise en œuvre immédiate de mesures pour faire face à la crise de la production causée par les importations, l'ALE et l'ouverture économique ;
Il y a d'autres questions sur la table ; l'une d'elles est la concentration des terres dans les mains d’un petit nombre de gens, due aux problèmes liés aux droits de propriété. Le gouvernement souhaite se limiter à discuter de la question de la dette des agriculteurs envers les banques, ce que d’ailleurs il ne fait pas non plus.
En 2013, les paysans colombiens, fatigués des pertes économiques et la négligence du gouvernement, étaient descendus dans les rues pour protester. Le président Juan Manuel Santos avait alors menti au public en disant : « la grève agraire n'existe pas ». Mais il avait signé des accords avec les agriculteurs qu’il n’a d’ailleurs pas respectés et a oubliés ensuite.
Récemment en mai dernier, les agriculteurs sont retournés dans la rue pour exiger que le gouvernement respecte les accords signés en 2013, mais ils ont été largement ignorés par les médias qui voient leur attention concentrée sur les élections à la présidence de la République.
Face à ce problème, nous nous demandons : Quel avenir nous attend si nos agriculteurs cèdent et, faute d’une autre alternative, vendent leurs terres au plus offrant ? Les acheteurs sont prêts à « négocier » d’ailleurs sur la base de prix injustes, mais le pire serait que les agriculteurs perdent leur terre pour toujours !
Sans terre (et bien sûr sans logement), les paysans rejoindraient les longues files de chômeurs de ce pays. Les multinationales et/ou des gouvernements étrangers cultiveraient nos champs, exploiteraient nos ressources de minéraux et d'eau et nous terminerions par acheter des produits esthétiquement alignés sur les étagères des supermarchés, ne sachant pas d'où ils viennent, ni s'ils sont bons ou mauvais pour notre santé.
Si nous ne voulons pas de cet avenir, nous devons accompagner les paysans dans leur lutte pour conserver la propriété de la terre et assurer ainsi la sécurité alimentaire pour tous les Colombiens. Martin Luther King disait : « Ne me blessent pas les actions des gens mauvais, mais l'indifférence des gens bien ».
Voir aussi :
Laisser un commentaire