« Nous n'aidons ni l'Afrique ni les Africains. C'est une grande tromperie que les gens avec de bonnes intentions entretiennent pour eux-mêmes ». L'économiste Benny Dembitzer a passé 35 ans à travailler pour des organisations officielles et non gouvernementales, ce qui lui permet de maintenir une critique féroce contre les gouvernements dysfonctionnels et la rivalité entre les organisations internationales. Il vient de publier The famine next door: Africa is burning. The north is watching. Interview.
On lit au début de votre livre, « J'accuse ». La solution pour l'Afrique, serait-elle la seule délaissée, à cause des dégâts perpétrés par l'Occident depuis la colonisation jusqu'à nos jours ?
Il n'y a pas de solution simple. Nous vivons dans un monde si complexe que même la non-intervention, par exemple sur la question du changement climatique, sera pire. Je suis sûr que laisser l’Afrique seule n’est pas la solution. Mais on devrait changer la façon dont nous abordons l'Afrique, éviter la confrontation.
Est-il possible pour l'Occident de changer la façon dont nous voyons et traitons les pays d'Afrique ?
On peut changer la façon de les aborder, de s’adresser à eux. Je prône un changement de compréhension : essayer de faire comprendre que la situation en Afrique, ses défis, la pauvreté croissante, la malnutrition, le nombre d'enfants nés avec un faible poids et qui en gardent des séquelles à vie ... ont une origine et ils se perpétuent. Cette relation ne changera pas dans un an ou deux, mais c'est possible.
Quelles devront être les premières étapes ?
Faire une différence très claire entre l'aide d'urgence et le développement à long terme, car les deux sont souvent confondus. Ce que fait la Croix-Rouge internationale est merveilleux, tout comme d'autres organisations, mais si vous donnez de la nourriture, vous devez accepter que les gens ne la cultivent pas, à moins que vous ne leur disiez que vous allez acheter leur récolte ou que vous allez les aider à développer leur propre nourriture. Si vous continuez à leur donner, vous changez la façon dont ils ont toujours vécu. En outre, une distinction doit être faite entre l'aide à court terme, qui n’ouvre pas d’espoir, et l'aide à long terme, qu’on doit aborder différemment.
L’existence d’organisations internationales qui cherchent à éradiquer la faim n’aide-t-elle pas ?
Le Programme Alimentaire Mondial (PAM) fournit de la nourriture, mais il n'a pas été créé pour aider les plus pauvres, mais pour se débarrasser de l'excès de nourriture américaine. Dans mon livre The famine next door: Africa is burning. The north is watching, j’ai mentionné quatre rapports dans lesquels on raconte comment en 1963, lors du vol qui a conduit Eugene McCarthy à Rome, avec le secrétaire d'État à l'Agriculture, pour représenter le gouvernement américain à la réunion annuelle de la FAO, les deux se disputaient sur la manière de résoudre le besoin de donner plus de nourriture et le besoin de se débarrasser de l'excédent alimentaire américain, généré par les prix garantis aux agriculteurs américains. Ils en ont discuté pendant les six heures du vol. À leur arrivée à Rome, ils ont appelé le président Kennedy et lui ont dit qu'ils allaient proposer la création d'une institution qui achèterait les surplus alimentaires de pays comme les États-Unis, le Canada, l'Australie, entre autres, pour les donner aux pays en déficit alimentaire. Et Kennedy a donné son accord.
Bill et Melinda Gates offrent des millions pour éradiquer le paludisme quand vous affirmez qu'il est impossible d'y parvenir. Dans quel degré de tromperie pensez-vous que nous vivons ?
Il n'y a rien sans conséquences, et celles-ci sont souvent inattendues. La Fondation Gates a investi des millions de dollars pour développer des vaccins bon marché et subventionne l'UNICEF en leur fournissant les vaccins. Le nombre de vaccins dans le monde a augmenté, tout comme leur prix (environ 300%). Le problème est que l'UNICEF a créé une chaîne d'unités frigorifiques, un système pour les transporter, un bon contrôle du système dans les ports et les aéroports, tous fantastiques, mais ce processus n'est pas disponible pour d'autres entreprises ou organisations qui veulent également donner des vaccins. Quels intérêts ? Que tout le monde se fasse vacciner ou accepter que le nombre de personnes qui seront vaccinées soit réduit ? C'est un choix diabolique.
Vous fournissez des données solides : en Afrique subsaharienne, entre 6 000 et 8 000 personnes meurent chaque jour de faim. En 1980, l'Afrique n'importait pas de nourriture : elle investit aujourd'hui 35 millions d'euros par an en nourriture. Moins de 40% ont accès à de l'eau traitée. Seulement 30% des Africains ont accès à des conditions d'hygiène, ce qui n’augmenté que de 4% depuis 1990. Est-ce une opinion négative ou les choses empirent-elles ?
Elles empirent.
Comment la situation peut-elle changer ?
Les solutions doivent encourager et soutenir les sociétés africaines à adopter des coopératives de crédit et des systèmes d'épargne. Bien que frappants, les chiffres en Afrique sont parfois imprécis. Par exemple, la RD Congo n'a pas fait de recensement depuis son indépendance en 1960. Nous ne connaissons pas la réalité, ce sont des estimations, mais l'extrapolation des données des organisations des Nations Unies et de la Banque africaine de développement indique que le nombre d'enfants qui sont en situation de famine n'a pas beaucoup changé, elle se situe autour de 40 ou 50% dans des pays comme l'Ouganda, le Rwanda, la Tanzanie ou l'Éthiopie. Pendant ce temps, le nombre de personnes en situation de pauvreté absolue augmente, dans une situation d'insécurité alimentaire, ce sont des personnes qui ne savent pas si elles vont manger demain.
Pourquoi la pauvreté ne peut-elle pas être contrôlée ?
Facteurs externes. Bien sûr, les guerres, Boko Haram dans toute la région du Sahel. La Somalie, dans la Corne de l'Afrique, est une zone sinistrée depuis des décennies. La pauvreté augmente, et ce que nous pensons être en train de s'améliorer, c'est ce que l'on peut mesurer : le nombre de kilomètres de route, le nombre de centres commerciaux, le nombre de Starbucks ... On sait que les conditions de vie se dégradent en milieu rural, c'est la réalité. Mais les donateurs ne veulent pas le savoir. En Tanzanie, il existe une nouvelle loi qui pénalise ceux qui donnent des informations négatives, que le gouvernement considère comme péjoratives, et qui peuvent vous amener en prison. La vérité est très dangereuse.
L'ONU et la communauté internationale ont-elles échoué ?
Oui. Mais les agences des Nations Unies assurent que l'extrême pauvreté a été réduite. Les besoins augmentent plus vite que l'aide que nous apportons car les causes sont cumulatives. Au Sommet de Paris sur le changement climatique, il a été dit qu'avec une augmentation de 1,5 degré, nous atteindrions la catastrophe. En Antarctique, ils ont déjà dépassé trois degrés. Dans 30 ans, il n'y aura plus de glace, et c'est pareil en Afrique : il n'y a pas assez d'eau pour une population qui ne cesse de croître.
Pourquoi des actions politiques ne sont-elles pas mises en œuvre ?
Les politiciens ne se soucient que d'être réélus, pas de ce qui se passera dans 20 ans. Il y en a même comme ceux aux drôles de cheveux [l’américain Trump ou le britannique Boris Johnson ?] qui ne regardent pas au-delà de demain. Les seuls qui peuvent penser à long terme sont la communauté universitaire, la société civile qui comprend les Églises, les syndicats… De plus, la confiance des gouvernements dans les institutions internationales est faible. Lorsque les chefs d'État se réunissent à la Conférence de Paris ou dans autres rencontres, ils parlent de généralités, ils ne résolvent rien. Quelqu'un devrait leur dire : « Vous êtes des bâtards, je ne vais pas vous aider ou vous soutenir ».
Mais personne ne fait ça.
Exactement. Une grande partie de l'aide fournie par les gouvernements va à la sécurité. Ils aident les garde-côtes en Libye à empêcher les gens de s'échapper, ils interdisent aux navires des ONG d'agir, ils renvoient les migrants aux milices, qu’ils recrutent pour combattre une autre milice. Et en plus, il y a un marché aux esclaves en Libye. C'est le résultat des politiques de nos gouvernements.
Qu'est-ce qui aide l'Afrique ? Vous faites remarquer que pour chaque euro alloué à l'investissement en Afrique, 5,5 euros sont détournés sous forme de dividendes, d'intérêts, de corruption, d'évasion fiscale.
Les deux meilleurs exemples de réduction des inégalités et d'aide à l'autosuffisance sont le Rwanda et l'Éthiopie. Mais ce ne sont pas de véritables démocraties. Le Rwanda est une dictature absolue, et l'Éthiopie l'était jusqu'à récemment. Les deux pays ont pu imposer une réforme agricole solide avec le soutien financier de la Fondation Gates qui, par exemple, a soutenu l'Agricultural Transformation Agency de l'Éthiopie qui assiste 60 000 agriculteurs par an. Dans le cas du Rwanda, Kagamé, qui n'a aucune idée de ce que sont les droits de l'homme, a un excellent ministre de l'Agriculture qui est devenu directeur d'Aggra, l'Alliance pour la révolution verte en Afrique, basée à Nairobi. Il s’appuie sur l’idée de que si vos racines sont dans l'agriculture, que vous soyez un homme ou une femme, la terre vous appartient à l'âge de 18 ans.
Le prix est-il de rester aveugle face à ces dictateurs ?
Nous le sommes déjà. Si nous ne traitons pas de problèmes tels que la propriété privée ou la culture de la terre, nous n'atteindrons pas la révolution agricole. L'économiste John Spiglitz a déclaré : « Les élites en Afrique n'ont pas voulu résoudre le problème de la propriété foncière parce que cela pourrait aliéner leurs propres partisans, les chefs des tribus ». La question de la corruption est beaucoup plus compliquée. Il y a une corruption avide et une corruption de nécessité. La première est illustrée par le ministre qui dit qu'il va acheter 10 000 pistolets MK40 et qu'il faut mettre 20 $ pour chacun d'eux sur son compte en Suisse. Les gouvernements, les entreprises et les organisations sont coupables de le maintenir au pouvoir. Et puis il y a la corruption par nécessité, le fonctionnaire qui vient me demander cinq dollars pour avoir oublié de mettre une signature sur un document pour me permettre d'entrer dans le pays. Je lui donne les cinq dollars et je découvre qu'il n'avait pas été payé depuis trois mois.
La corruption à tous les niveaux, c'est le système ...
La corruption à un très petit niveau est nécessaire pour survivre. Les pauvres sont à la merci des moins pauvres qui, à leur tour, sont à la merci de ceux qui en ont un peu plus. C'est une chaîne.
Quels changements suggérez-vous dans la manière de prendre des décisions ?
Les gouvernements sont les mêmes partout dans le monde. Ils n'aiment pas l'honnêteté. Les gouvernements ne se confrontent pas, ils se limitent à faire des conférences. En 2003, 51 pays d'Afrique ont signé la Déclaration de Maputo dans laquelle ils se sont engagés à consacrer les 10 années suivantes 10% de leur budget au développement agricole. 16 ans plus tard, sept seulement y parviennent. Ils ne prennent pas au sérieux l’agriculture parce qu’ils ne veulent pas reconnaître que leur pays est pauvre. Le seul qui l'admet est le Malawi car les dons de l'aide représentent 60% des devises étrangères.
Après la publication en 1992 de Ethiopia: the unnecessary tragedy, un document au-delà des gros titres du moment pour la famine. A-t-on appris quelque chose ?
Il y a de bonnes intentions, mais de plus en plus les gouvernements optent pour ce que Kissinger avait prédit il y a 25 ans : la nourriture va devenir une arme légitime de guerre. Et quand il y a un contrôle sur l'aide alimentaire, celui qui est au pouvoir a plus de pouvoir. C'est ce qui se passe maintenant.
Et plus d'action de l'Occident, pour soutenir une transformation de l'intérieur ?
Je ne pense pas que cela puisse venir de l'intérieur du système, c'est pourquoi je critique tant les organisations. Ce sont les Missionnaires Comboniens et les groupes de cette nature qui doivent crier : « Ce n'est pas juste ». Pourquoi ne pas les impliquer dans des opérations de développement, création de coopératives de production de légumineuses, tomates, production d'engrais non chimiques… Tout cela sera du développement. Mais pour le moment, nous n'engageons pas les bonnes organisations.
Voir l'original dans Mundo Negro: “La comida será un arma legítima de guerra”
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