Semina verbi « semences du Verbe ou du Christ », on en trouve partout. Y a-t-il un risque de les « voir » partout même là où ils ne sont pas ? Ou est-ce la vocation du croyant de les reconnaître même là où ils sont inattendus ? Le langage numérique retrouve, peut-être, un sens ancien : revenir à une relation perdue, rétablir le contact, rouvrir les langages de la communication, n’est-ce pas ce que font ceux qui « convertissent » le code d'un fichier ?
Dans la recherche de quelques traces de la nostalgie de Dieu dans les aspects variés de la culture actuelle, je voudrais rappeler le langage d'un univers qui est maintenant plus que familier à une grande partie de l'humanité : celui du « net ». « Sauvegarder », « convertir » sont parmi les expressions les plus utilisées dans l'usage de l'ordinateur et du web, significatives au point d'exclure de l'usage fructueux des outils informatiques ceux qui ne savent pas accéder aux processus qu'elles indiquent. Ces mots clés me semblent révélateurs d'une attente, profonde et répandue bien au-delà de la conscience explicite que l'on peut en avoir. Ce sont des mots à forte connotation théologique : dans le monde de la foi biblique et de la théologie qui s'y rattache, l'ignorance des significations qu'ils évoquent peut compromettre l'ensemble, c'est-à-dire la globalité et la fécondité de l'approche de la révélation, tout comme la même ignorance dans l'utilisation de l'ordinateur compromettrait à la racine sa fonctionnalité.
Web et Bible semblent avoir pareillement besoin des processus signalés par les verbes « sauver » et « convertir ». C'est ce constat, aussi simple qu'intrigant, qui suscite la question suivante : ces termes recèlent-ils des aspirations possibles à la transcendance ? Et si oui, sous quelle forme ?
Je tenterai de répondre à ces questions en examinant ensuite les deux expressions telles qu'elles sont utilisées dans les langues du Net, puis en comparant le sens qui en résulte avec les significations théologiques analogues des mêmes formules.
To save - sauver : résister à l'oubli est une angoisse de la pensée humaine depuis ses origines. « Sauver les phénomènes » est pour Aristote et la grande philosophie grecque la tâche du logos. Là où tout apparaît comme éphémère, fragment issu du néant et tombant en lui, la passion du philosophe devient celle de résister au déclin, de défendre le don ou le supplice d'exister. C'est pourquoi la philosophie naît là où la menace d'une perte inexorable apparaît la plus forte : « le pathos du philosophe », écrit Platon, « c'est tò thaumàzeiv » (Teeteto 155D), expression qui dit autant l'émerveillement que la terreur. Là où il y a danger, la peur rejoint l'émerveillement, la surprise rejoint la peur : là, le besoin du salut est le plus grand. « Où il y a danger, croît aussi / ce qui sauve », récite un couplet de Hölderlin (Patmos, vv. 2-3).
Le salut est une défense contre le néant, un rempart contre la dissolution, un gardien de l'être. C'est pour satisfaire ce besoin que l'écriture est née : pour arrêter la pensée dans la ligne, pour la rendre prête à un nouvel accès, à une nouvelle communication. C'est le rêve de toute « écriture » : sauver le mortel en l'arrêtant. Et pourtant, la voracité du néant semble plus avide : Platon l'a compris dans sa mémorable critique de l'écriture, contenue dans la dernière partie du Phèdre, où il insiste sur le fait qu'elle n'est pas une « drogue de la mémoire » et qu'elle ne se substitue pas à ses fonctions. L’écriture est comme un « jeu » face à l’engagement sérieux que l’oralité implique ; Platon va même jusqu'à affirmer qu'il est philosophe celui qui est capable de venir à la rescousse de ses écrits en montrant leur faiblesse, « sur la base des choses de plus grande valeur qu'il n'a pas mises par écrit » (Phèdre, 278 C-E).
Pourtant, là où les traditions orales se sont perdues, les traces de la mémoire reposent sur ces mêmes monuments, grands ou petits, où l'écriture les a sauvées. Le sauvetage apparaît alors comme une opération nécessaire, même si elle n'est pas absolue : le petit salut offert par l'écriture, ce même petit salut que dicte le verbe to save dans l'usage informatique, fait appel à un Autre, qui sauve le sauvé en le rappelant, en en faisant usage, en lui donnant une nouvelle vie. L'Autre en question selon la foi biblique est le Créateur et le Seigneur, l'Origine et la Fin, le Gardien et la matrice. Le salut dont il est question dans les paroles de la révélation n'est pas la protection d'une heure, d'une saison, d'un temps même infini. C'est l'accueil dans la vie sans fin, c'est l'éternité offerte dans le temps.
De cette approche, le langage du web n'est qu'une pâle trace, un signe de la nostalgie que nous en avons tous. Et pourtant, to save est un signe de transcendance, un signe en direction d'un Autre, vers lequel nous sommes orientés, pour lequel nous sommes faits. « Tu as fait notre cœur pour Toi, et notre cœur est inquiet tant qu'il ne repose pas en Toi » : par ces mots, Augustin (Confessiones, I, 1) se fait la voix d'une soif originelle, celle du salut, et s'offre comme le témoin de l'Autre dont nous avons besoin pour vivre et pour mourir.
Chaque acte de « sauvegarder » est l’empreinte de cette nostalgie qui est en nous, plus forte et plus profonde que toute conscience que nous pourrions en avoir : même le simple acte de sauvegarder un fichier dans le monde du web en est une manifestation.
Mais « sauvegarder » ne suffit pas : si ce qui a été sauvegardé devient inatteignable en raison de l’évolution constante des langages web, la résistance à l’oubli devient vaine. Comme tout langage, l’informatique évolue et change : la « volatilité » des données collectées et sauvegardées apparaît comme la grande faiblesse du monde en ligne. Si le livre résiste grâce à la matérialité de ses pages, les fichiers dépendent des cycles de vie des logiciels dans lesquels ils ont été créés. L’indéchiffrable de certains formats de fichiers constitue déjà une barrière à l’accessibilité de données, obtenues pourtant au prix de temps, d’ingéniosité et de labeur. Il est nécessaire de « sauvegarder » le « sauvegardé » : cette opération de « sauvegarde au carré » est le processus exprimé par l’expression « convertir ». Il faut transférer un langage vers un autre, sans rien perdre des données originales.
« Convertir » représente également, dans le monde du web, une lutte contre le passage du temps, visant à affirmer la continuité face à la fragmentation et aux changements de l’ingéniosité et de la créativité humaine. Là où « sauvegarder » exprime la conservation du présent, « convertir » ouvre la possibilité de créer des ponts entre des éléments sauvegardés isolément. To save est la victoire sur la fugacité de l’instant ; to convert est le triomphe sur l’incommunicabilité des périodes successives et l’isolement entre lieux et personnes. C’est aussi, en réalité, le sens originel de l’expression dans la tradition biblique : teshuvà, le mot hébreu traduit par « conversion », signifie l’acte de retour. Alors que le grec metanoia et le latin conversio font de la conversion un acte par lequel le sujet change de mentalité ou redirige ses pas, l’hébreu montre que se convertir est l’événement d’une relation retrouvée.
Cela est illustré dans l’interprétation évangélique de l’idée de shuv – « retour » et teshuvà – « conversion » dans la parabole dite du Fils prodigue ou du Père miséricordieux (cf. Luc 15).
Le langage du web reprend ce sens : revenir à une relation perdue, rétablir un contact significatif, rouvrir les langages de la communication – voilà ce que fait celui qui « convertit » le code d’un fichier pour le rendre lisible dans un autre format. Certes, dans le monde informatique, il s’agit de temps différents exprimés dans des langages différents, rendus accessibles à l’utilisateur actuel. Dans le monde de la foi, la relation retrouvée est celle de l’homme avec le Dieu de la miséricorde et du pardon. Cependant, l’analogie n’en est pas moins pertinente : tout comme dans l’univers biblique, dans le monde informatique, « convertir » est le processus qui témoigne de l’importance vitale de la relation et de la communication entre des entités distinctes.
Lire dans le terme to convert la nostalgie d’une relation retrouvée et rétablie est, dès lors, bien loin d’être arbitraire. Les langages informatiques expriment – plus qu’on pourrait le croire – le besoin de salut et de réconciliation qui, dans le cœur inquiet, aujourd’hui comme hier et à jamais, tous, conscients ou non, nous portons en nous : le besoin et l’attente de l’Autre, de Celui dont nous venons et vers lequel nous sommes appelés à revenir...
Voir, Cattolici e cultura. Il teologo Forte: anche il linguaggio del digitale è biblico
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