A quel moment la recherche de l'émancipation humaine, l'idéal de ces mouvements sociaux qui ont éclaté à la fin des années 1960, prend-elle un caractère régressif et conduit-elle à une tentative de restreindre l'exercice de l'autonomie personnelle d'autrui ?
Nous avons pris l'habitude de parler de « guerres culturelles » pour décrire la tendance croissante - favorisée par ces réseaux sociaux qui nous connectent en permanence avec le grand théâtre du comportement d'autrui - à la censure morale d'autrui.
Flashback : dans une société libérale repliée sur elle-même après la chute du communisme soviétique, la coexistence des différences est devenue un thème fondamental de la philosophie politique et un sujet régulier de débats publics et de décisions judiciaires : comment pouvons-nous vivre ensemble malgré nos désaccords ?
Des penseurs tels que Rawls, Rorty, Habermas ou Taylor ont présenté leurs recettes pour la construction d'une « société bien ordonnée », tandis que la mondialisation post-communiste a étendu le défi de la compréhension mutuelle au-delà des frontières de l'Occident. Cependant, la crise financière de 2008 et l'émergence du populisme ont fait resurgir le spectre de l'illibéralisme ; la remise en cause des institutions démocratiques va de pair avec l'attaque contre le libre choix personnel.
Ainsi, alors que certains vous exhortent à avoir des enfants, d'autres vous demandent d'abandonner votre voiture pour sauver la planète ; les premiers voudraient sauver le christianisme et les seconds arrivent à affirmer que seul un traducteur noir peut traduire un poète noir. Et si la perception demeure que cette révolte antilibérale est principalement menée par la droite, qui comprend des conservateurs nostalgiques d'un monde plus homogène et des réactionnaires décidés à renverser la modernité, c'est la proéminence de la gauche qui suscite le plus d'étonnement : que de jeunes militants brandissent les drapeaux de la répression pénale, de la culture de l'annulation ou de la restriction de la liberté d'expression ne semble pas correspondre à l'image héritée des mouvements d'émancipation nés dans les années 1960.
Inutile d'ajouter que les élans moralisateurs de la droite politique et sociale, lorsqu'ils se manifestent, ont moins de secrets doctrinaux ; dans le monde de la modernité, caractérisé par le changement et la dissolution des valeurs traditionnelles, le conservateur ne se sent pas à l'aise et le réactionnaire éprouve une vive indignation.
Au contraire, comment est-il possible que nous soyons passés de l'interdiction d’interdire propre de 68 et de la révolution sexuelle qui promettait l'amour libre à une société où l'artiste et le voisin doivent afficher une vie personnelle irréprochable, sous peine de mort civile, et où une influenceuse qui aime cuisiner pour son petit ami est fustigée, où une personne qui a osé porter une masque noir (blackface) à la fête costumée à laquelle elle a assisté lorsqu'elle était adolescente se voit menacée d’être condamnée à la mort civile ? En d'autres termes, à quel moment la quête de l'émancipation humaine, l'idéal fondamental des mouvements sociaux qui ont éclaté dans les sociétés occidentales à la fin des années 1960, prend-elle un caractère régressif et conduit-elle à une tentative de restreindre l'exercice de l'autonomie personnelle d'autrui ?
Notons que ce renversement des rôles a permis à une certaine droite plus ou moins libertaire de se revendiquer punk, face à un nouvel establishment culturel voué à fixer des limites à ce que chacun peut ou ne peut pas faire de sa vie : les obscénités que les héros soixante-huitards proféraient pour choquer la bourgeoisie, pratique initiée dans l'entre-deux-guerres par l'avant-garde artistique, seraient désormais l'apanage de leurs ennemis.
Il va sans dire que le politiquement correct ou la prise de conscience d'une certaine forme d'injustice, phénomènes caractéristiques de ce qu'il est convenu d'appeler « l'idéologie du réveil », ont des aspects positifs. Il faut se féliciter du plus grand respect avec lequel sont traitées les minorités autrefois discriminées ou du moins stigmatisées, un changement de langage qui doit être considéré comme un élargissement du cercle de la considération morale. Mais lorsque la sensibilité se transforme en dogmatisme et que ceux qui croient détenir la vérité s'arrogent le pouvoir de décider ce qui est bien et ce qui est mal, s'arrogeant le droit d'interdire des modes de vie qui leur déplaisent, les soi-disant guerriers de la justice sociale deviennent les victimes de leurs propres excès. Et si cette disposition indésirable - qui trouve dans les réseaux sociaux le terreau propice à son développement - peut s'expliquer de multiples façons, je voudrais ici la relier à l'idéologie postmarxiste telle qu'elle prend forme dans les sociétés post-industrielles de la seconde moitié des Trente Glorieuses.
Partons d'une thèse : seuls ceux qui croient être en possession d'une vérité morale incontestable qui exclut les points de vue alternatifs se comportent comme des puritains agressifs. Cependant, il se trouve que la société libérale se définit par la coexistence - constitutionnellement protégée - de points de vue alternatifs. L'activiste se voit donc contraint à considérer la pluralité libérale comme une fausse pluralité ; l'individu qui y évolue n'est un sujet autonome qu'en apparence, car sa vie n'a pas l'authenticité nécessaire. La subjectivité a été capturée par les forces du système ; nous sommes revenus à l'ouvrier de Marx souffrant d'une « fausse conscience » inoculée par l'État bourgeois. Nous ne sommes pas libres ! Même si nous semblons plus libres que jamais, c'est là qu'intervient la thèse incongrue de Foucault selon laquelle la naissance des sociétés libérales conduit à la réduction de la liberté individuelle. Il s'agit d'une subordination invisible, que seul l'œil exercé - l'œil de l'éveillé et du réveillé - peut détecter.
Et puisqu'on ne peut être tolérant avec les ennemis de la vraie liberté, comme le proclamait Herbert Marcuse, le révolutionnaire a le droit de supprimer la fausse liberté de l'autre. Son but, bien sûr, est édifiant : procurer l'émancipation de l'opprimé qui se croit libre. On peut donc dire que le néo-puritain sauve l'individu aliéné lorsqu'il le pousse à vivre une vie authentique, tout comme les anciens puritains sauvaient l'âme des réprouvés.
Il y a donc un fil qui relie l'apparent libertarisme des années 1960 au néo-puritanisme contemporain : puisque les masses n'ont pas pu participer à la révolution, il faut leur imposer le bon mode de vie au nom du progrès de l'humanité. Si l'on continue à tirer sur le fil, on se retrouve avec Robespierre - la santé publique exige des sacrifices - et même avec Lénine : la liberté pour quoi faire ?
En démocratie, heureusement, il y a des limites à ce que l'on peut faire aux autres : le néo-puritain aboie mais souvent ne peut pas mordre. Veillons donc à ce que la démocratie soit toujours en place. S'ils doivent nous faire la morale, qu'au moins ils ne nous punissent pas.
Voir, Los nuevos puritanos
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