Le 24 janvier passé, vers 17 heures, l'armée rwandaise a tiré un missile sur un avion de chasse congolais Sukhoi-25 alors que celui-ci survolait Goma, la capitale de la province du Nord-Kivu de la République démocratique du Congo (RDC). Cette ville d'un million d'habitants est située le long de la frontière avec le Rwanda.
Selon les contacts de Crisis Group dans la région, le jet revenait d'opérations autour de Kitshanga, une ville stratégique située à 100 km à l'ouest de Goma. Cette ville est le théâtre de batailles entre l'armée congolaise et une coalition de groupes armés, d'une part, et le mouvement M23, un groupe rebelle qui a refait surface en novembre 2021, d'autre part. Selon un nombre croissant de preuves, le M23 bénéficie du soutien du Rwanda. Avec une aile en feu, l'avion a atterri à l'aéroport de Goma sans qu’il y ait de victimes. Les habitants ont toutefois été pris de panique lorsque des débris sont tombés sur la ville et que des vidéos de l'incident ont circulé sur les médias sociaux. Beaucoup ont supposé que les deux pays, dont les relations se sont considérablement détériorées depuis que le M23 a repris ses opérations, étaient désormais en guerre ouverte.
Les deux parties ont échangé des reproches au sujet de l'incident. Kigali a rapidement publié un communiqué laconique affirmant que l'avion avait violé son espace aérien, après deux violations similaires au cours des derniers mois, ce qui a incité ses forces à prendre des mesures défensives. Kinshasa a démenti cette affirmation, décrivant le tir de missile comme un acte d'agression auquel elle avait le droit de répondre. Étant donné que l'aéroport de Goma se trouve à quelques centaines de mètres de la frontière rwandaise, les chances que les deux versions se réconcilient sont minces. L'incident s'est produit alors que le M23 poursuivait sa tentative de prise de contrôle de Kitshanga. Ses offensives ont déraciné un demi-million de personnes de leurs foyers.
Comment la situation s'est-elle détériorée à ce point ?
Kinshasa et Kigali sont à couteaux tirés depuis fin 2021, en raison du soutien que le Rwanda apporterait au M23. Le fossé qui les sépare s'est creusé malgré d'importantes initiatives diplomatiques visant à le réduire, la dernière en date étant la tenue d'un sommet régional à Luanda, la capitale angolaise, le 23 novembre 2022. Le président rwandais Paul Kagame n'a pas participé à ces discussions et a envoyé son ministre des affaires étrangères à la place. Kagame n'a pas rencontré le président congolais Félix Tshisekedi depuis l'Assemblée générale de l’ONU en septembre 2022. Le « processus de Luanda », comme on appelle cet effort, est maintenant en pause et après les pourparlers en Angola, la situation n'a cessé de s'aggraver.
Un communiqué publié à l'issue du sommet avait appelé le M23 à se retirer de tous les terrains conquis depuis fin 2021 et à déposer les armes. Il a salué la nouvelle force est-africaine, composée de troupes burundaises et ougandaises, dont certaines sont déjà stationnées en RDC, ainsi que de nouveaux soldats du Soudan du Sud et du Kenya. Le Kenya - qui envoie le plus grand nombre de soldats du continent - a commencé à déployer ses troupes à Goma juste au moment où le sommet de Luanda prenait fin.
Depuis lors, les combats se sont multipliés car le M23 a étendu ses opérations, consolidé son emprise sur les zones frontalières entre le Congo et le Rwanda et s'est frayé un chemin dans le territoire de Masisi, une importante zone agricole et minière à l'ouest de Goma. Ce faisant, il s'est heurté à la fois à l'armée congolaise et à des groupes armés locaux déterminés à défendre les zones qu'ils contrôlent. Bien que bien équipé et coordonné, le M23 n'a pas réussi les choses à sa manière, car ces groupes armés ont, avec le soutien de l'armée, mobilisé des combattants contre lui, créant plusieurs lignes de front mouvantes.
Les efforts déployés pour atténuer les combats ont échoué. Fin décembre et début janvier, le commandant kenyan de la Force est-africaine a négocié le retrait du M23 de zones clés au nord de Goma. Le M23 ne s'est cependant jamais retiré complètement, ce qui a provoqué la colère de nombreux Congolais qui ont accusé les Kenyans de pactiser avec l'ennemi. La récente avancée du M23 sur Kitshanga a de nouveau fait craindre que les rebelles n'asphyxient la capitale provinciale en occupant ses environs au nord et à l'ouest (Goma est bordée au sud par le lac Kivu et à l'est par le Rwanda). Les combats ayant embrasé la région de Kitshanga, carrefour majeur entre les territoires de Masisi et de Rutshuru, de nombreuses personnes ont été déplacées à plusieurs reprises pour fuir les violences.
Dans ce contexte, la rhétorique des dirigeants congolais et rwandais s'est dangereusement aiguisée. Les puissances étrangères sont de plus en plus convaincues que le Rwanda soutient le M23, notamment à la suite du rapport d'un groupe d'experts de l’ONU sur le contournement des sanctions, qui a été communiqué aux membres du Conseil de sécurité fin novembre. En réponse, Kigali a réitéré ses démentis et a rejeté la responsabilité du chaos au Nord-Kivu sur Kinshasa, soulignant sa collaboration avec divers groupes armés, notamment les Forces démocratiques de libération du Rwanda, un vestige de la milice responsable du génocide de 1994, et les mauvais traitements qu'il aurait infligés à la minorité tutsi du Congo que le M23 prétend défendre. Le président Tshisekedi a déclaré à plusieurs reprises que le Rwanda était le problème central dans l'est de la RDC et dans toute la région des Grands Lacs, utilisant souvent un langage virulent pour affirmer cela. Il a cherché à présenter la violence telle qu’elle est, une simple agression extérieure.
Quels sont les risques à venir ?
Une guerre entre le Rwanda et la RDC semble improbable mais ne peut être totalement écartée.
Depuis vingt ans, des insurgés d'autres pays des Grands Lacs - Burundi, Rwanda et Ouganda - se sont installés dans des régions de l'est de la RDC où le gouvernement congolais a peu ou pas d'emprise. Les gouvernements voisins ont souvent pris les choses en main pour tenter d'éradiquer les forces rebelles de leur propre pays qui se sont réfugiées en RDC. Dans certains cas, ils ont enrôlé des groupes armés congolais pour faire le travail à leur place. Cette guerre par procuration s'est avérée dévastatrice pour les civils, même s'il faut admettre qu'une guerre interétatique totale du type de celle qui a eu lieu dans la région dans les années 1990 aurait été encore pire. Agir par l'intermédiaire de groupes armés alliés a procuré au Burundi, au Rwanda et à l'Ouganda des avantages tactiques et un déni plausible dans les forums internationaux.
Dans ce contexte, les signes actuels sont inquiétants. Kagame et Tshisekedi utilisent tous deux un langage belliqueux qui canalise le sentiment public mais semble également destiné à préparer les populations à une action agressive. Chacun dépeint son pays comme la victime, soulignant la nécessité d'une réponse forte, peut-être afin de préparer le terrain pour des incursions sur le territoire de l'autre pour protéger des intérêts légitimes. La rhétorique belliqueuse des citoyens ordinaires est montée en flèche ces derniers temps, notamment sur les médias sociaux. En effet, les deux armées se sont déjà affrontées, selon les enquêteurs de l'ONU, du côté congolais de la frontière à la mi-2022. Les scénarios les plus plausibles menant à une conflagration plus grave seraient, premièrement, une attaque de missiles congolais sur le Rwanda, incitant Kigali à intervenir dans ce qu'il présenterait comme une action défensive, ou, deuxièmement, une autre escarmouche le long des longues frontières terrestres et lacustres.
Cela dit, il est probable qu'aucune des deux parties ne choisisse de se précipiter dans un conflit direct. La RDC est accaparée par des problèmes sur son propre territoire. Le Rwanda aurait du mal à justifier une invasion ouverte de son voisin, en particulier lorsque les objectifs ultimes d'une telle action ne sont pas clairs.
Pourtant, même sans guerre ouverte, la situation est désastreuse et requiert une attention internationale urgente. Des centaines de milliers de personnes ont été déplacées au cours des derniers combats. Les combats aggravent également les tensions communautaires, la population rwandophone du Congo supportant le poids de la colère populaire. Tout aussi important, le conflit du M23 a détourné des ressources des efforts visant à contenir les djihadistes meurtriers des Forces de défense alliées (AFD en sigle anglais) dans les provinces de l'Ituri et du Nord-Kivu, ainsi qu'une recrudescence de la violence entre les milices ethniques autour de la ville de Bunia en Ituri. Il est particulièrement important de maîtriser ces dernières.
Quelles sont les priorités immédiates de la diplomatie internationale ?
Les efforts diplomatiques, centrés sur le processus de Luanda mais comprenant diverses autres offres de médiation (le Qatar et les États-Unis auraient proposé leurs bons offices), étant au point mort, la réaction aux derniers événements a été modérée. L'ancien président kenyan Uhuru Kenyatta, qui dirige le « processus de Nairobi », un ensemble parallèle de pourparlers entre divers groupes armés actifs en RDC, à l'exception du M23, a appelé à la désescalade. L'envoyé spécial des Nations unies pour les Grands Lacs, Huang Xia, en poste depuis 2019, a publié le 26 janvier une déclaration allant dans le même sens. Les précédentes manifestations d'inquiétude, notamment de la part des États-Unis, qui ont appelé le 5 janvier le Rwanda à retirer ses troupes du sol congolais, n'ont apparemment pas fait grand-chose pour modifier la dynamique sur le terrain.
Le risque d'un conflit prolongé n'ayant jamais été aussi grand depuis la fin de la guerre au début des années 2000, il faut faire davantage pour apaiser les tensions. La première étape devrait être que toutes les personnes impliquées dans la médiation ou ayant une influence sur les parties appellent à une désescalade urgente, tant dans les actions que dans la rhétorique. Tshisekedi semble croire que la crise le renforce au niveau national, d'autant plus que ses rivaux aux élections prévues pour la fin de l'année 2023 font monter d'un cran le discours anti-Rwanda à chaque nouvelle déclaration. Les dirigeants politiques des deux camps (y compris dans l'opposition de la RDC) semblent tout aussi peu troublés par les positions de plus en plus pugnaces de leurs partisans sur les médias sociaux. Les acteurs internationaux, en privé et en public, doivent coordonner leurs messages lorsqu'ils appellent au calme pour éviter toute impression que la distance se creuse entre eux, notamment en ce qui concerne le soutien du Rwanda au M23.
Une guerre ouverte entre les deux armées ne servirait les intérêts à long terme d'aucun des deux présidents. Tshisekedi, dont la faible armée n'a pas réussi à endiguer les avancées du M23, ferait mieux de dénoncer l'incursion rwandaise, mais de le faire de manière à laisser la porte ouverte aux pourparlers. Quant à Kagame, il se trouve dans une position particulièrement délicate. Ces dernières années, il a consolidé la place du Rwanda en tant que partenaire fiable dans le maintien de la paix internationale et a renforcé les alliances avec les pays occidentaux par des initiatives telles que l'accueil de demandeurs d'asile expulsés du Royaume-Uni. Pour cette raison, les critiques extérieures sur le rôle du Rwanda au Congo ont été moins nombreuses qu'elles n'auraient pu l'être. Mais une guerre à grande échelle, ou simplement la poursuite du déploiement des forces de défense rwandaises, ou le soutien au M23, pourraient finir par menacer cette image internationale soigneusement construite. Alors que les démentis rwandais de soutien au M23 sonnent de plus en plus creux, Kigali risque une perte plus large du soutien international. De même, avec les Kényans désormais déployés au Nord-Kivu, le Rwanda risque une confrontation directe avec une grande puissance africaine.
En supposant qu'une diplomatie rapide puisse contribuer à éviter le pire des scénarios, l'attention doit alors se tourner vers les efforts de médiation. Parmi les différentes initiatives en cours, le processus de Luanda a l'avantage de bénéficier de l'adhésion de la région, et il n'y a aucune raison de croire qu'une modification substantielle du format conduirait à de plus grands progrès.
Au contraire, des efforts renouvelés et coordonnés sont nécessaires pour faire comprendre aux deux présidents la nécessité d'une désescalade et les ramener aux pourparlers afin d'arrêter la spirale de la violence au Nord-Kivu.
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